Par Pascal Durand-Barthez – Décembre 2023
Un certain nombre d’affaires récentes ont pu susciter une inquiétude de la part des administrateurs de sociétés: l’extension très visible du champ de responsabilité de l’entreprise amène-t-elle à leur imputer une responsabilité personnelle pour des affaires sur lesquelles ils n’ont que peu de prise? Pour le moment, il semble qu’il ne s’agisse que de fausses alertes.
Le projet de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, connue sous son sigle anglais « CS3D » est, sur le principe, très voisin de la loi française de 2017 sur le devoir de vigilance, tout en le durcissant significativement, notamment en ce qui concerne son champ d’application beaucoup plus étendu. Mais il comportait dans sa version initiale deux articles imputant une responsabilité spécifique aux administrateurs.
En effet, l’un des articles les plus controversés, relatif au duty of care et maladroitement intitulé dans la version française « devoir de sollicitude des administrateurs », leur demandait de prendre en compte la « durabilité » (c‘est à dire les droits de l’homme, l’environnement, le climat), sanctions à l’appui. L’article suivant spécifiait que lesdits « administrateurs » (terme recouvrant en réalité tous les mandataires sociaux y compris exécutifs) seraient responsables de la politique de due diligence de l’entreprise, et devraient prendre en compte les « contributions pertinentes des parties prenantes et des organisations de la société civile ».
A l’heure où sont écrites ces lignes, il semble établi que ces deux articles ont été supprimés du projet tel qu’il ressort de l’accord provisoire conclu le 14 décembre entre le Conseil et le Parlement européens. On notera que la France était l’un des trois Etats qui avaient voté pour le maintien du deuxième de ces articles lors des premiers débats du Conseil.
En tout état de cause, cela amène à s’interroger sur l’étendue actuelle de la responsabilité des administrateurs (au sens propre du terme), et en particulier des administrateurs non exécutifs, alors que les risques qu’ils doivent contrôler et les responsabilités extra-financières des entreprises elles-mêmes ne cessent de s’étendre.
Tout d’abord, il est clair que tous les droits européens comportent un régime de responsabilité des dirigeants, y compris les administrateurs. Ces régimes reposent sur des concepts juridiques divers, n’identifiant pas forcément un duty of care (c’est le cas de la loi française où la responsabilité civile repose sur la notion de faute de gestion) et s’inscrivant dans des cadres de gouvernance différents (par exemple, sociétés à conseil d’administration ou conseil de surveillance). Mais dans tous les cas, ils permettent la mise en cause de cette responsabilité devant les tribunaux par les actionnaires et les tiers, et ils tiennent compte de la nature intrinsèquement risquée des décisions prise par les dirigeants d’entreprise. Généralement, ils ne font pas de distinction entre exécutifs comme non exécutifs1. Tout cela confirme que l’intervention du législateur européen risquait de n’ajouter qu’une confusion inutile.
Mais pour autant, on ne peut pas s’abstenir de se demander si la responsabilisation des administrateurs pour des questions sur lesquelles ils ont peu de prise réelle n’est pas déjà en marche, notamment en matière de transition climatique. Par exemple, un procès emblématique, lancé en février 2023 au Royaume-Uni par l’ONG activiste Client Earth et visant personnellement les administrateurs de Shell, a causé un certain émoi. Il leur était reproché l’insuffisance de la stratégie de changement climatique du géant pétrolier. Ce type de situation peut-il se reproduire en France ?
Il faut rappeler plusieurs éléments de contexte. Tout d’abord, en droit anglais, les administrateurs sont présumés avoir le pouvoir d’engager la société (qu’ils délèguent généralement à un managing director), alors que le droit français le réserve aux dirigeants exécutifs. La loi anglaise de 2006 sur les sociétés contient une obligation très comparable à celle qu’a introduite en France la loi PACTE de 2019 (duty to promote the success of the company with due regard to […] the impact of the company’s operations on the community and the environment), et précise que les administrateurs doivent appliquer pour cela une reasonable diligence.
Le procès a été déclaré irrecevable en juillet, et l’appel de Client Earth rejeté en novembre. Le juge a estimé que les tribunaux ne pouvaient pas se substituer aux dirigeants pour évaluer la pertinence de la stratégie de l’entreprise (c’est la règle business judgment rule). Il a même condamné l’ONG à supporter les frais d’avocats de Shell – sans nul doute très élevés – au motif qu’elle avait fait preuve de mauvaise foi puisqu’elle avait acheté des actions aux seules fin de ce procès qu’elle intentait pour sa propre publicité et non dans l’intérêt de l’entreprise.
Malgré un contexte juridique qui pouvait paraître plus favorable qu’en France, la mise en cause des administrateurs dans ce cadre n’a pour le moment pas eu de résultat. Cependant, l’élargissement de la responsabilité de l’entreprise en tant que personne morale, en matière climatique, ne peut que rejaillir sur les responsabilités des conseils d’administration. C’est là encore le groupe Shell qui a fait l’objet d’une affaire emblématique, cette fois-ci aux Pays-Bas. On se souvient en effet du procès gagné en 2021 par une autre ONG nommée Milieudefensie devant le tribunal de District de La Haye. Celui-ci avait enjoint à Shell de réduire d’ici 2030 ses émissions de gaz à effet de serre de 45% par rapport à 2019, de façon à se conformer à l’accord de Paris. Or, les obligations de cet accord ne figurent en rien dans le droit impératif néerlandais. Le tribunal a donc justifié sa décision de façon quelque peu troublante en déclarant « qu’il est illégal de ne pas se conformer aux règles non écrites généralement acceptées ».
Qu’en est-il en France ? Si les administrateurs n’ont pour le moment pas été inquiétés pour les dommages sociaux et environnementaux imputables aux entreprises, les actions contre ces dernières prennent de l’ampleur, notamment mais pas seulement en matière climatique. C’est le cas, bien sûr, dans le cadre de la loi de 2017 sur le devoir de vigilance, dont on peut penser qu’elle ouvre la porte à la judiciarisation de la RSE. On comptait fin juin 2023 17 mises en demeure intentées par des ONG, des syndicats et des municipalités, dont neuf avaient donné lieu à une saisine des tribunaux. La première condamnation en application de cette loi est intervenue, en matière sociale et non environnementale, dans un jugement rendu le 5 décembre contre La Poste, à la demande du syndicat SUD PTT. L’entreprise se voit enjoindre de réviser sa cartographie des risques jugée trop imprécise, sa procédure d’évaluation des sous-traitants et sa procédure d’alerte, et de publier le dispositif de suivi de son plan de vigilance. Le tribunal, reconnaissant que « La Poste modifie et enrichit annuellement son plan de vigilance », n’a cependant pas assorti ses injonctions d’astreinte.
Jusqu’ici, c’est essentiellement la responsabilité des entreprises en tant que personnes morales, et non la responsabilité personnelle des administrateurs, qui est en jeu. Mais il parait probable que ces nouvelles formes de responsabilisation vont se développer, et ce d’autant plus que la directive CS3D va inévitablement ouvrir le champ des possibles.
1Pour une analyse détaillée, voir https://ecoda.eu/directors-duties-and-liabilities-survey/