Par Pascal Durand-Barthez – Mars 2023
Un certain nombre d’entreprises de taille modeste – PME ou ETI – se posent la question de la pertinence d’accueillir des administrateurs salariés au sein de leur conseil d’administration, alors que la loi ne les y oblige en rien. Quelques éclairages utiles pour guider leur réflexion.
La présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration revêt une forme originale en France, aussi éloignée de la « codétermination » allemande que de l’approche négative américaine.
On sait qu’elle est obligatoire pour les sociétés appartenant au secteur public et, depuis 2013, pour les grandes sociétés anonymes (plus de 1000 salariés en France, ou plus de 5000 dans le monde). Mais c’est aussi une faculté ouverte depuis une ordonnance de 1986 aux autres sociétés anonymes, qui peuvent inscrire dans leurs statuts l’élection ou la désignation d’administrateurs représentant les salariés (ARS) de la société et éventuellement de ses filiales françaises. Ils ne peuvent être plus de quatre ni représenter plus du tiers du nombre des autres administrateurs.
Par ailleurs, la nomination par l’assemblée générale d’un ou plusieurs administrateurs représentant les salariés actionnaires (ARSA) est obligatoire dans les sociétés anonymes de la même taille et dans les sociétés cotées si l’actionnariat salarié représente plus de 3% du capital. Bien entendu, si cette condition n’est pas remplie, le conseil d’administration est libre de soumettre à l’assemblée l’élection de salariés actionnaires, par exemple proposés par le FCPE.
A l’heure où l’attention portée par les entreprises à leur « actif humain » est renforcée dans tous les secteurs de l’économie, on peut s’interroger sur la pertinence d’utiliser cette faculté là où ce n’est pas obligatoire. En particulier, ce peut être pour les entreprises familiales un moyen d’apporter une diversité bienvenue dans la composition de leurs conseils et de renforcer la qualité du dialogue social qui fait souvent partie de leurs valeurs fondamentales. Cela vaut aussi bien pour les conseils d’administration ou de surveillance des sociétés anonymes que pour les organes collégiaux, consultatifs ou décisionnaires, mis en place par les statuts de SAS, et que l’actionnariat soit ou non ouvert aux salariés.
Bilans de l’application de la loi
Pour éclairer cette interrogation, on peut s’appuyer sur divers bilans officiels ou académiques qui ont été tirés de l’application de la loi, et aussi sur les réflexions pratiques qu’inspirent à Associés en Gouvernance les entretiens avec les administrateurs, salariés ou non, lors des exercices d’évaluation du conseil, et les sessions de formation des administrateurs salariés.
La loi Pacte de 2019, qui avait modifié le régime institué en 2013 pour élargir les cas où les ARS sont deux, a aussi prévu que le gouvernement devait remettre au Parlement dans les trois ans un rapport sur la pertinence d’apporter de nouvelles réformes. Ce rapport, élaboré par la Direction générale du Trésor (et pour lequel Associés en Gouvernance a été auditionné), a effectivement été déposé en juillet 2022(1). Il constate que la contribution des ARS aux travaux du conseil est généralement considérée comme positive, mais que la bonne mise en œuvre de la loi nécessite du temps. Il ne préconise donc ni l’augmentation de leur nombre (ni de celui des ARSA), ni la représentation spécifique des salariés des filiales étrangères, ni la suppression de l’incompatibilité avec les fonctions syndicales. En revanche, il recommande certaines bonnes pratiques : participation aux comités, rémunération cohérente avec celle des autres administrateurs, renforcement de la formation, etc.
Un rapport de recherche récemment publié par deux économistes de l’Université du Mans(2), portant sur les sociétés françaises du SBF 120, apporte quelques précisions instructives, même au-delà de cet échantillon restreint.
Tout d’abord, il apparaît que parmi les quatre modes de désignation offerts par la loi, l’élection par l’ensemble du personnel français est loin d’être le plus répandu (18% des cas), bien après la désignation par le comité économique et social. Les auteurs attribuent cela au coût d’une telle opération ; on peut ajouter que certaines entreprises qui avaient initialement choisi cette formule cherchent à en changer, en raison du fort taux d’abstention à ces élections.
Le rapport contient également une comparaison « démographique » intéressante entre les ARS et les ARSA, qu’on peut résumer comme suit :
On note aussi dans ce rapport que 67% des ARS et 61% des ARSA sont membres de comités et que, malgré la recommandation du code Afep-Medef de faire participer les ARS au comité des rémunérations, ce sont le plus souvent les comités stratégique et éthique/RSE qui sont choisis.
Réflexions tirées des pratiques
Enfin, quels enseignements tirons-nous de notre pratique des évaluations de conseils et des formations dispensées aux ARS ?
Du point de vue de l’entreprise et des conseils d’administration eux-mêmes, l’appréciation est généralement positive. Les administrateurs non-salariés reconnaissent que ces nouveaux venus apportent une connaissance précieuse des activités et du climat social de l’entreprise vus de l’intérieur, qui vient compléter utilement les informations fournies par la direction générale. C’est d’ailleurs l’essentiel de ce qui est attendu d’eux : leur présence peut servir à signaler plus tôt les difficultés que rencontre éventuellement l’entreprise et qui risquent d’affecter sa pérennité et donc l’emploi. La réticence de certains conseils et de certaines directions générales s’est estompée au fur et à mesure que la réforme est entrée dans les mœurs, et on peut estimer que les pratiques de contournement (« pré-conseils », comités stratégiques dont les représentants des salariés sont exclus, etc.) sont devenues minoritaires.
Paradoxalement, la relation des ARS avec les salariés eux-mêmes est souvent plus difficile. L’esprit de la loi, qu’on ne manque pas de leur rappeler souvent, veut qu’ils soient des administrateurs comme les autres en ce qu’ils représentent l’intérêt de la société dans son ensemble et non les intérêts des salariés, parties prenantes de l’entreprise parmi d’autres. L’une des modalités de cet impératif est qu’ils doivent abandonner leurs fonctions syndicales. Cela génère évidemment des difficultés pour eux-mêmes : mutation psychologique, positionnement dans leurs fonctions professionnelles et auprès de leurs collègues de travail et supérieurs hiérarchiques directs, regard critique des organisations syndicales autres que leur centrale d’origine, etc.
Deux points particulièrement délicats sont la rémunération et la confidentialité. Le premier se résout souvent par le reversement de la rémunération (les « ex-jetons de présence ») à l’organisation syndicale d’origine, ce qui est assez illogique. Le second conduit, dans les meilleurs cas, à se mettre d’accord avec le président du conseil sur la nature des informations qui peuvent être divulguées sans dommage aux salariés, qui ont du mal à accepter que ceux qu’ils ont directement ou indirectement désignés pour les représenter ne leur rendent pas un compte fidèle de ce qui se passe dans l’enceinte du conseil, et qui peut affecter leur vie.
Malgré ces difficultés, il faut redire que l’appréciation globale de l’apport des ARS et des ARSA à la vie de l’entreprise est positive. C’est donc certainement une option que les sociétés qui n’y sont pas obligées par la loi doivent envisager.
1 Direction générale du Trésor (rapp. Ch. Ast), Rapport remis par le gouvernement au Parlement évaluant les effets économiques et managériaux de la présence d’administrateurs représentant les salariés dans les conseils d’administration et de surveillance des sociétés, NOR ECOT 2219851 X, 18 juil. 2022.
2 M. Nekhili, & H. Gaillard, “20 years of employee and employee shareholder representation on the board of directors”, Université du Mans, déc. 2022