Climat et risque judiciaire : une nouvelle préoccupation pour les conseils d’administration ?

Climat et risque judiciaire

Par Pascal Durand-Barthez – Janvier 2022

 

Il n’y a plus grand monde pour contester l’urgence des mesures qui s’imposent pour lutter contre le réchauffement climatique. Il est clair aussi que l’entreprise joue un rôle décisif dans cette lutte. Les administrateurs, auxquels il revient d’impulser la stratégie et d’exercer leurs responsabilités de vigilance et de contrôle, ne peuvent l’ignorer. Les investisseurs et les autres « financeurs » tenus ou désireux d’appliquer des critères ESG, les clients consommateurs ou acheteurs publics, les salariés en place ou potentiels, y incitent de façon de plus en plus pressante. Mais, au-delà des contrôles de conformité sectoriels et de la réponse aux attentes des parties prenantes, l’insuffisance d’un plan climat peut-elle aujourd’hui conduire l’entreprise et ses dirigeants à voir leur responsabilité mise en jeu devant les tribunaux ?

La France dispose depuis longtemps d’un appareil législatif et réglementaire destiné à protéger l’environnement, intégré dans un Code de l’Environnement. Outre les dispositions concernant le rôle des pouvoir publics et l’implication des citoyens, celui-ci contient de nombreuses obligations pour les entreprises, et notamment des régimes d’autorisation, avec leurs contrôles et leurs sanctions. Il contient aussi un principe de responsabilité générale, le principe « pollueur-payeur ». Ce dernier s’inscrit dans le principe général de la responsabilité civile, c’est-à-dire de l’obligation de réparation des préjudices : le Code civil a précisé qu’« est réparable le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » (Art. 1246 C. Civ.). Bien entendu, il existe aussi des sanctions pénales, par exemple pour le non-respect de prescriptions spécifiques comme les conditions d’autorisation des « installations classées ».

Les termes définissant la responsabilité civile environnementale sont très généraux et laissent une grande place à l’interprétation, notamment pour apprécier une « atteinte non négligeable ». Il est sans doute relativement facile d’identifier une ou des victimes, de reconnaître et d’évaluer un préjudice, d’imposer des mesures de réparation, dans le cas d’infractions comme par exemple la décharge d’effluents toxiques dans un cours d’eau ou la destruction de l’habitat d’espèces protégées. Mais s’agissant du climat, c’est beaucoup plus malaisé : les victimes sont l’humanité entière, le dommage s’inscrit dans le temps long (même si l’urgence s’impose plus chaque jour), le coût du réchauffement d’un degré est incalculable, la réparation sous forme de retour à la situation initiale est impossible. Le lien de causalité entre une pratique fautive et le dommage auquel elle contribue est difficile à établir, dans un contexte de grande incertitude.  

La « loi climat » du 22 août 2021 apporte quelques réponses. Tout d’abord, elle ajoute au dispositif précédent diverses mesures spécifiques qui ont pour objectif la lutte contre le dérèglement climatique et qui affectent certains secteurs de l’économie, comme par exemple l’interdiction de la publicité pour les véhicules polluants ou des vols domestiques court-courrier. Pour répondre plus précisément à notre question sur la responsabilité juridique si l’activité de l’entreprise met en danger le climat, les derniers articles de cette longue loi sont regroupés sous un titre « renforcer la protection judiciaire de l’environnement ». Outre le renforcement de certaines sanctions déjà prévues par le Code de l’environnement, on y trouve des dispositions qui permettent de punir des comportements dangereux concernant les émissions de substances nuisibles, les installations classées ou le traitement des déchets, s’ils créent un risque de dégradation durable (défini comme durant plus de sept ans) alors même que la pollution n’a pas eu lieu. Par ailleurs, le législateur crée et punit lourdement ce « délit d’écocide » très débattu avant l’adoption de la loi, pour les atteintes à l’environnement les plus graves si elles sont commises intentionnellement et non seulement de façon « manifestement délibérée ». Dans ce nouveau dispositif, il ne s’agit donc plus de la simple réparation d’un préjudice subi par une victime identifiée, mais sont visées des infractions plus spécifiques que l’insuffisance d’un plan climat d’entreprise.

L’Union européenne se préoccupe évidemment du changement climatique dans le cadre de son « Pacte vert » de 2019, qui donne lieu à des textes d’application dont le Règlement du 30 juin 2021 dit « loi européenne sur le climat ». Celui-ci fixe aux Etats membres des objectifs « contraignants » d’engagement politique jusqu’en 2050, et charge l’Union d’assurer la cohérence entre les politiques nationales, mais ne comporte pas de mesures affectant directement les entreprises. Par ailleurs, une proposition de nouvelle directive environnementale actuellement en préparation définit de nouvelles incriminations pénales, telles que le commerce illégal du bois ou le captage illégal de l’eau, que les Etats membres devront mettre en œuvre : mais là encore, il s’agit d’infractions classiques.

Pour le moment, les obligations le plus directement susceptibles de mettre en jeu la responsabilité climatique des entreprises du fait de leur activité concernent principalement les multinationales : il s’agit du « devoir de vigilance » institué par la loi française du 27 mars 2017. On sait que cette loi oblige les sociétés à établir un plan de vigilance sur les risques d’atteintes graves aux droits humains, à la santé et la sécurité et aussi à l’environnement, résultant des activités de leurs filiales et de leurs fournisseurs et sous-traitants. Elle ne s’applique qu’aux groupes employant au moins 5000 salariés en France ou 10000 dans le monde. Or, « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » peut, après mise en demeure, saisir un tribunal pour lui demander d’enjoindre la société à respecter ses obligations. C’est ainsi que 14 collectivités territoriales et cinq ONG ont engagé en 2020 une action judiciaire pour faire enjoindre au groupe Total de rectifier son plan de vigilance en matière climatique pour le mettre en conformité avec les objectifs de l’Accord de Paris.

Qu’en est-il pour les ETI ?
Si la « loi vigilance » constitue bien un point d’entrée vers la judiciarisation de la responsabilité climatique, la plupart des entreprises moyennes sont en-deçà des seuils auxquels s’applique la loi. Mais cela évoluera probablement vite : un projet de directive européenne, dont la gestation a donné lieu à divers retards, prévoit d’instaurer des obligations dites de due diligence similaires à la loi française du devoir de vigilance. Il est fort possible qu’elle s’aligne sur les seuils déjà adoptés par l’Allemagne dans sa propre législation, à savoir 3000 salariés à compter de 2023 et 1000 salariés à compter de 2024. On peut compter que le législateur français, comme cela s’est passé dans des circonstances comparables, renforcera son dispositif lorsque la directive sera adoptée. Et d’ores et déjà, leurs maisons-mères, si elles sont contrôlées, et leurs donneurs d’ordres leur demandent de rassembler les informations requises pour satisfaire à leurs obligations.

Malgré la crise sanitaire et ses conséquences qui ont focalisé leur attention sur les urgences de court terme, les conseils d’administration doivent impérativement se saisir des enjeux climatiques. Ce n’est pas seulement un objet majeur de communication, mais cela conditionne la « durabilité » (la survie) des entreprises, et demain on leur en imputera sans doute véritablement la responsabilité juridique.

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