Par Pascal Durand-Barthez – Novembre 2018
Si vous interrogez les membres d’un conseil d’administration sur leurs préoccupations du moment, il y a de fortes chances qu’on vous réponde : « le digital ». Mais le terme (en meilleur français : numérique) est bien imprécis. Au fait, en quoi la transformation digitale touche-t-elle la gouvernance des sociétés ? On peut dire qu’elle le fait de trois manières.
Tout d’abord, le Conseil doit appréhender la façon dont cette transformation majeure affecte l’entreprise elle-même. Il en va de la compréhension de son business model, sans laquelle le conseil ne peut pas exercer sa fonction première qui est de déterminer la stratégie. Il en va aussi de son autre fonction qu’est l’appréciation des risques : comment se protège-t-on des cyber-attaques, quelles en sont les conséquences éventuelles sur les données de l’entreprise et leurs flux, quels sont les risques liés à l’adaptation de la main d’œuvre ? Plus généralement, la nature de l’information qui est donnée au conseil pour nourrir ses décisions change aussi, même dans les secteurs qui ne s’alimentent pas au big data. Il faut savoir l’interpréter, la trier.
Cela amène à reconsidérer la composition du Conseil. Les comités de nominations qui recherchent de nouveaux administrateurs inscrivent donc « compétence digitale » dans les
descriptions de postes. Mais les chasseurs de têtes vous diront que cette prescription n’est pas facile à satisfaire : la moyenne d’âge des administrateurs des sociétés du SBF 120 est de 58 ans, les vrais spécialistes appartiennent à la génération Y (les millenials), ils ont du mal à s’intéresser à d’autres questions que celles de leur domaine, et à communiquer autrement que dans le langage de leur tribu.
Cela amène aussi à renforcer la formation des administrateurs. Les anciens, surtout ceux qui ont une expérience de direction générale, ont quelque réticence à admettre qu’ils ont besoin d’être formés, mais ils doivent bien reconnaître que c’est nécessaire concernant les nouvelles technologies.
Certains Conseils se font assister de comités consultatifs (qu’on aime bien appeler advisory boards) ou se dotent de comités stratégiques mixtes accueillant des non-administrateurs.
Le deuxième impact de la transformation digitale sur la gouvernance peut paraitre plus secondaire : il concerne le fonctionnement même du Conseil. Les plates-formes internet dédiées et protégées existent depuis une quinzaine d’années, et les prestataires se sont multipliés. On peut donc espérer qu’il n’y a plus beaucoup de sociétés où le chauffeur du président fait la tournée des administrateurs pour déposer les documents du Conseil dans des enveloppes. Quant à l’e-mail, il est insuffisant du point de vue de la sécurité.
On peut aussi se demander si l’intelligence artificielle ne va pas s’inviter au Conseil d’administration. Pas pour prendre les décisions à sa place, bien sûr, mais pour effectuer tout ce que son fonctionnement implique de tâches répétitives et formalistes. Les legaltechs ont investi depuis quelque temps d’autres domaines du droit tels que la justice prédictive ou l’automatisation des contrats, elles offrent de plus en plus des produits en droit des sociétés. Ce sont non seulement des formulaires assez précisément adaptés aux situations des entreprises, des services de gestion automatisée des convocations et même l’établissement des procès-verbaux, mais aussi des réponses aux questions les plus courantes qu’on trouve plus rapidement et pour beaucoup moins cher qu’auprès d’un avocat vivant. A vrai dire, cela devrait concerner les organes dirigeants des PME (donc des SAS ou des SARL) plus que les Conseils d’administration proprement dits des sociétés anonymes. Dans les grands groupes, cela va révolutionner la gestion juridique des filiales, qui est souvent un exercice très formel. Ce n’est d’ailleurs pas sans danger : la « gouvernance de groupe » doit être prise au sérieux, surtout dans l’environnement juridique français où chaque filiale est considérée comme une personne morale propre avec ses droits et responsabilités pleins et entiers.
Contrairement au précédent, le troisième impact est encore en devenir – et il peut être très structurant : c’est la transformation des Assemblées générales. Dans leur forme actuelle, il s’agit d’une institution qui n’a guère évolué depuis le XIXe siècle et qui semble de plus en plus inadaptée à sa fonction d’organe de gouvernance. Dans les petites sociétés ou les filiales à l’intérieur des groupes, les Assemblées se tiennent souvent sur papier et consistent à enregistrer des décisions prises ailleurs. Dans les grandes sociétés, l’Assemblée physique ne réunit plus qu’une petite minorité des actionnaires, elle constitue un exercice de communication contraint et coûteux, elle dure trop peu de temps pour être un forum significatif et les décisions résultent essentiellement du vote par correspondance. Et ce dernier se pratique encore largement en cochant des cases sur des feuilles de bristol transmises par courrier, le développement du vote par internet étant étrangement lent (26 sociétés du CAC 40 seulement) : cela ne peut que favoriser l’abstentionnisme, en particulier des actionnaires étrangers. Enfin, les incidents de l’été dernier ont mis en lumière les risques d’erreur dans le comptage des quorums et des votes.
On parle donc de plus en plus sérieusement d’y introduire la technologie blockchain (forme de ce qui s’appelle en français officiel « dispositif électronique d’enregistrement partagé »). Elle semble présenter de grands avantages du point de vue de la bonne gouvernance : transparence (accès de toutes les parties prenantes autorisées à l’information en temps réel) et donc responsabilisation (« accountability »), exactitude, sécurité et désintermédiation. La mise en œuvre de la technologie, déjà bien avancée dans le domaine des crypto-monnaies, est expérimentée non seulement pour les transactions sur les marchés financiers (elle est permise en France pour les titres non cotés), mais aussi pour les votes en Assemblée générale. Ainsi, des expérimentations dans ce domaine sont conduites par des Bourses comme celle de Toronto ou celle de Tallin en Estonie (filiale du NASDAQ), et des banques dépositaires développent des prototypes. L’organisation internationale qui regroupe les dépositaires centraux de titres travaille aussi à la mise au point d’un système de vote électronique. L’Etat du Delaware a modifié sa législation pour permettre le stockage de l’information sur les actionnaires sur un « distributed ledger ».
Cette transformation impliquera sans doute une révision des dispositions du Code civil sur les modes de preuve, qui a été envisagée lors des débats sur la loi PACTE, et que l’engouement pour les émissions de jetons (initial coin offerings) devrait rendre rapidement nécessaire. Mais elle aura un effet sur l’équilibre des organes de la société, à l’heure où l’on s’efforce de promouvoir « l’engagement » des actionnaires. On peut espérer que le droit, par nature toujours en retard sur l’évolution de la pratique, ne le sera pas trop cette fois-ci.
D’un côté, la complexité croissante de l‘environnement réglementaire, complété par les recommandations en matière de bonnes pratiques, plaide pour le recours à la gestion numérique. De l’autre, on ne peut faire abstraction de la spécificité de chaque société et de son incessante évolution, ce qui exige la souplesse (d’où notamment le principe comply or explain). On aura donc toujours besoin d’experts en gouvernance.
Pascal Durand-Barthez – Avocat au barreau de Paris, partenaire d’Associés en Gouvernance