Gouvernance et digitalisation

Gouvernance et digitalisation

Par Pascal Durand-Barthez – Septembre 2022

Dans les cahiers des charges donnés aux chasseurs de têtes consultés lors de la recherche de nouveaux administrateurs, figure désormais, inévitablement ou presque, la compétence en matière « digitale ». Pourquoi le nouvel administrateur doit-il être digital literate ?

Le digital (en bon français, le numérique) a envahi tous les secteurs de l’économie : les entreprises, les marchés de capitaux et même la gouvernance, ce qui est plus surprenant à priori puisque la gouvernance est affaire de jugement. La tendance n’est pas nouvelle, mais la pandémie du Covid 19 l’a renforcée, souvent plus par nécessité que par stratégie. Pour le conseil d’administration, cela revêt trois aspects, liés à sa triple fonction de définition de la stratégie, de prévention des risques et de contrôle de l’exécutif. Bien sûr, sur le plan pratique, cela impacte aussi le fonctionnement du conseil et de l’assemblée générale.

En tant que maître d’œuvre de la stratégie, le conseil doit tout d’abord connaître à fond le modèle économique de l’entreprise, donc percevoir convenablement, voire précéder la transformation digitale de celle-ci, qu’il s’agisse de la nature des services qu’elle offre, de son accès au marché (réseaux sociaux, etc.) ou des processus de production. Faute de quoi, le conseil faillira à remplir sa fonction essentielle, au risque de voir l’entreprise déclassée parce qu’elle devient inadaptée à ses marchés ou dépassée en termes de productivité. Les sources de financement évoluent aussi. A commencer par les marchés financiers proprement dits : malgré leurs propres efforts de digitalisation, on constate un déclin relatif des bourses, du moins en Occident. De nouvelles formes de financement se développent à vive allure, surtout pour les petites organisations : plateformes financières décentralisées (DeFi), financements en cryptomonnaies (ICO), plateformes de crowdfunding.

Du point de vue du contrôle des risques, il s’agit tout d’abord de ceux que subit l’entreprise elle-même, c’est à dire essentiellement des risques liés à la cybercriminalité, de plus en plus réels et en évolution permanente, notamment avec la vulnérabilité accrue que génère le télétravail. Il s’agit ensuite des exigences de protection des actionnaires et des investisseurs vis-à-vis des risques que leur fait courir l’entreprise ; or, le conseil est responsable de l’information financière. Cela se traduit par un appareil de reporting sans cesse accru, et sans cesse plus digitalisé. En particulier, la prise en compte des considérations extra-financières (ESG) demande un volume d’informations grandissant, et pas toujours cohérent. Le développement technologique en facilite certes le recueil, la transmission et le traitement par leurs destinataires. Mais cette automatisation n’est pas sans inconvénients, car elle déshumanise la relation avec l’investisseur : l’actionnaire a plus d’informations à sa disposition mais peut se transformer en actionnaire passif. Le travail des régulateurs eux-mêmes est transformé par l’utilisation de méthodes digitales : on parle de « RegTech » (la technologie au service du régulateur) et de « SupTech » (la technologie au service du superviseur).

Enfin, le contrôle que le conseil doit assurer sur l’exécutif bénéficie également de nouveaux moyens. Par exemple, l’introduction de méthodes digitales dans l’audit permet de repérer plus aisément les transactions anormales.

Est-ce à dire pour autant qu’un conseil d’administration doit se composer, au moins en partie, de spécialistes des technologies numériques ? Cela dépend de la nature des activités de l’entreprise, et cela peut se traduire par un apport bénéfique de plus jeunes générations. Encore faut-il veiller à ce que leur participation aux travaux du conseil ne soit pas confinée à leur domaine d’élection. On recherche donc souvent des administrateurs de sociétés de haute technologie ayant la hauteur de vue attendue, ou des dirigeants ayant vécu une transformation technologique réussie dans d’autres sociétés ayant un modèle d’affaires comparable.

Sauf dans des cas particuliers, il ne semble pas nécessaire d’instituer au sein du conseil un comité spécialisé. En revanche, si les risques de cybersécurité prennent de l’ampleur dans les préoccupations du conseil, cela peut justifier qu’on s’interroge sur la pertinence d’un comité des risques distinct du comté d’audit. Les sociétés, soucieuses de ne pas multiplier inutilement les comités, y étaient jusqu’ici réticentes en dehors des secteurs financier et de l’assurance qui y sont contraints, mais il y a là une évolution de l’environnement des entreprises dont il faut tenir compte.

En tout état de cause, le digital doit être inscrit au programme de la formation continue des administrateurs. Les responsables « maison » des technologies numériques ne sont pas forcément les mieux placés pour la dispenser, car leurs préoccupations risquent d’être surtout de défendre les solutions qu’ils mettent en œuvre – voire de plaider pour un renforcement de leur budget…

Plus prosaïquement, le fonctionnement du conseil se digitalise : les documents sont versés sur une plateforme cryptée, ce qui permet aussi d’assurer un flux régulier d’informations entre les réunions. Mais en définitive, cela n’est pas très différent des méthodes utilisées quotidiennement dans la gestion ordinaire des sociétés, en particulier avec le développement du télétravail. Dans la mesure où cette digitalisation implique le recours accru aux méthodes de réunion à distance, il faut toutefois veiller à ne pas en abuser, sous peine de dévaloriser les échanges, essentiels au bon fonctionnement de la collégialité. L’exigence d’une majorité de séances en présentiel, ou au moins pour certains types de décisions, peut être une bonne pratique à inscrire dans le règlement intérieur du conseil.

Les assemblées générales aussi sont affectées par l’avènement des nouvelles technologies. La crise sanitaire a donné un coup de fouet à des tendances qui existaient auparavant, en permettant la communication électronique des documents, la tenue des réunions et le vote à distance. On a vu que, sans attendre les nouvelles possibilités offertes par la technologie blockchain expérimentée aux États-Unis et ailleurs (et en France pour les titres non cotés), on peut ainsi faciliter la participation des actionnaires. Encore faut-il que ce ne soit pas au détriment de la qualité du dialogue avec l’entreprise. Il apparait en tous cas nécessaire de pérenniser certaines des méthodes mises en œuvre pendant cette période de crise. La France n’est pas particulièrement en avance dans ce domaine, et il faudra assouplir certaines règles. Cet assouplissement est à l’étude, sur la base d’un rapport du Haut Comité juridique de la place financière de Paris.

Là encore, il ne faut pas que le recours aux nouvelles technologies se traduise par une standardisation des rapports entre la société et ses actionnaires qui ignore la spécificité des situations. Les administrateurs, dont on attend de plus en plus qu’ils s’investissent dans le dialogue avec les actionnaires, devront y veiller, et savoir s’adapter.

 

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