Le Conseil d’administration et la science

Par Pascal Durand-Barthez – Septembre 2023

Intégrer utilement les données de la science dans les réflexions du Conseil d’administration est un défi. Le relever suppose une réflexion sur sa composition, son fonctionnement et ses responsabilités en termes de stratégie et contrôle.

 

En mai 2022, Stuart Kirk, alors directeur du développement durable de la banque HSBC, soulevait une polémique retentissante en déclarant publiquement que les risques liés au changement climatique sont surestimés. Selon lui, les investisseurs et plus largement les décideurs économiques ne doivent pas s’en préoccuper. Peu après, il était suspendu de ses fonctions puis en démissionnait avec fracas.

 

Ses arguments étaient essentiellement que le risque, s’il existe, est peut-être négligeable, qu’il est sans doute déjà intégré dans le prix des actions, et que les scientifiques se trompent souvent. La réprobation générale qui a suivi ces propos provocateurs montre que cette argumentation n’est pas crédible : le climato-scepticisme est en voie de disparition, du moins en Europe. Il est tout aussi faux de soutenir que ni les investisseurs ni les entreprises ne prennent effectivement en compte ces risques.

 

Cependant, force est de constater le contraste entre l’urgence et la gravité qui marquent les avertissements de la science et le cas que semble en faire le monde économique. Le VIe rapport du GIEC publié en mars 2023, plus alarmiste que les précédents, annonce un durcissement des impacts de la crise climatique et un raccourcissement significatif des délais. Inversement, l’investissement « responsable » progresse lentement, et certains de ses acteurs sont soupçonnés de greenwashing. Les raisons qui poussent les entreprises à agir en fonction du risque climatique sont essentiellement la pression des consommateurs dont les habitudes évoluent lentement elles aussi, et les obligations réglementaires de plus en plus contraignantes mais souvent perçues comme injustement pénalisantes. Il est vrai que les banques, elles-mêmes incitées par les banques centrales à intégrer ce risque dans l’attribution des crédits, exercent aussi une pression de plus en plus forte. Mais il reste difficile pour les entreprises de donner la priorité à ces risques gravissimes mais de long terme alors qu’elles sont confrontées à d’autres préoccupations immédiates : séquelles économiques de la pandémie, risques géopolitiques, inflation, difficultés d’approvisionnement et de main d’œuvre, ralentissement général de la croissance, etc. Et consciemment ou inconsciemment, en tant que dirigeant comme en tant que particulier, on n’échappe pas au sentiment que les efforts demandés aujourd’hui sont inutiles quand les grands pays pollueurs continuent d’augmenter la production d’énergies fossiles.

 

Comment expliquer ce contraste ? Les psychologues trouvent, à cette difficulté des décideurs à intégrer l’information provenant des scientifiques, des explications qu’ils vont jusqu’à attribuer au mode de fonctionnement du cerveau humain. Ce qu’offre cette information, ce sont essentiellement des incertitudes. Les décideurs sont préparés à analyser des risques par rapport à des référentiels que leur apportent leur expérience et leur substrat éducatif et structurel. Or ici, pas de précédents, pas d’indicateurs mesurables, pas de statistique, cet outil primordial des assureurs. Le risque d’orienter une stratégie sur des prémisses si incertaines est aussi grand que celui de ne rien faire, ou d’attendre de voir ce que font les autres.

 

Le Conseil d’administration doit-il se préoccuper de l’information scientifique, et que peut-il en faire ? La réponse à la première question est évidemment oui, la réponse à la seconde est moins évidente. Or, la position des dirigeants d’entreprise n’est pas la même que celle des investisseurs. Ils sont plus susceptibles de se préoccuper du long terme que ne le sont ces derniers. C’est clairement vrai des entreprises familiales qui ont le souci de la pérennité intergénérationnelle. Ce l’est aussi des autres entreprises, notamment industrielles, pour lesquelles le sentiment d’appartenance reste vivace malgré la fragmentation croissante des carrières. Vue de l’intérieur, l’entreprise est autre chose qu’une simple ligne sur un tableau Excel.

 

Le Conseil d’administration est le premier responsable de la stratégie ; l’évaluation et le contrôle des risques sont au cœur de ses missions, qu’il exerce principalement en impulsant et en contrôlant l’activité de la direction générale. Le législateur se charge de lui rappeler cette responsabilité, à l’heure où les obligations en matière de RSE, maintenant centrées sur la « durabilité », s’étendent au premier chef aux aspects climatiques. Les directives européennes (Corporate sustainability reporting directive / CSRD et bientôt Corporate sustainability due diligence directive) et le projet de loi sur le say on climate vont franchir un pas de plus dans cette direction. Le Conseil ne peut donc ignorer les avertissements du monde scientifique. Mais pour intégrer utilement ces informations qui semblent si étrangères à son mode de fonctionnement, il faut opérer une réflexion sur ce dernier.

 

Cela commence par une évaluation de la pertinence de sa propre composition. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il doive intégrer des climatologues (ou des démographes ou encore des politologues) pas plus qu’il n’a fallu intégrer des épidémiologistes lors de la crise sanitaire des dernières années. Bien entendu, en fonction des spécificités de l’entreprise, la présence de « scientifiques » informés au plus près des évolutions de son écosystème, par exemple celles des technologies digitales ou de la filière agro-alimentaire, est plus précieuse que jamais. Mais il est certain que, lors des renouvellements de mandats, l’ouverture aux aspects scientifiques, même de la part des non-spécialistes, doivent être pris en compte dans l’éventail des compétences (et des âges) du Conseil. Et c’est une complexité de plus qui vient s’ajouter aux exigences de plus en plus grandes du « métier » d’administrateur.

 

Pour le reste, il faut aussi faire évoluer les pratiques et les outils dont dispose le Conseil : comité chargé de la RSE, séminaires stratégiques, etc., ainsi que les thématiques qui sous-tendent les évaluations périodiques de son fonctionnement. Et il faut maintenant introduire l’information scientifique dans la formation continue, individuelle et collective, qui est largement reconnue comme une obligation pour les administrateurs. Cela vient compléter l’indispensable veille juridique (la réglementation s’alourdit d’année en année), la veille technologique et le suivi de l’évolution des marchés et de la concurrence.

 

Associés en Gouvernance a intégré cette dimension dans son offre de services aux conseils d’administration.

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